Henri Kichka : la nuit des camps

Un hommage rédigé par le comité de l'Union des Etudiants Juifs de Belgique sur base des mémoires d'Henri Kichka intitulées : "Une adolescence perdue dans la nuit des camps". Elles ont été publiées aux éditions Luc Pire en 2005.
Henri Kichka est né à Bruxelles le 14 avril 1926 de deux parents polonais ayant immigré en Belgique pour échapper aux vagues d’antisémitisme sévissant alors en Europe de l’Est. Son enfance est heureuse. Son père, Joseph, est un tailleur pour homme. Travailleur, il boucle les fins de mois familiales sur les marchés durant le week-end. Sa mère, Hanna, s’occupe essentiellement du foyer. Après quelques années de vie, il devient le grand-frère de Bertha en 1927 et de Nicha en 1933. Dans son foyer, les mélodies fredonnées par ses parents embaument le lieu aux côtés des délicieuses odeurs provenant des talents culinaires de sa mère. Dès l’âge tendre, Henri est passionné par la chose culturelle. Quand il ne dessine pas, c’est en compagnie de Hugo, de Zola, de Dumas et de Verne qu’il passe son temps libre. Durant cette enfance, les moments les plus heureux sont les vacances passées en famille à la mer. D’une certaine façon, c’est là que tout débute. En 1938 au Coq-sur-Mer, il rencontre la première marque d’antisémite de sa vie. Il s’agit d’une inscription peinte directement sur la digue en lettres blanches : « Mort aux Juifs ». La prise de conscience est rude. L’antisémitisme qui a fait fuir ses parents de Pologne s’exprime également à l’ouest de l’Europe. La situation se dégrade, l’ambiance familiale s’alourdit. Dès lors, la vie ne sera plus aussi joyeuse qu’avant.
C’est le 10 mai 1940 que sa vie bascula définitivement. À 5h du matin, les premières détonations secouèrent l’appartement saint-gillois des Kichka. Le père d’Henri, Joseph s’empressa d’allumer la radio. Les nouvelles apportées par la voix grésillante de l’animateur faisaient froid dans le dos. L’Allemagne venait de franchir les frontières belge, luxembourgeoise et hollandaise. L’angoisse s’empare de l’immeuble. La sonnette retentit sans relâche. Les voisins viennent demander conseil. Faut-il partir ? Faut-il rester ? Personne n’est dupe. Pour les Juifs, la perspective d’une occupation Allemande n’était guère réjouissante. Après trois jours de doutes, Joseph et Hanna prirent la décision de s’enfuir avec leurs trois enfants. La préparation des valises se fit dans l’incertitude avec cette question lancinante ne cessant de tourmenter les esprits : que se passerait-il le lendemain ? En fond, la radio diffuse un message à n’en plus finir. « Soyez calmes, restez chez vous ! ». Les Juifs n’en avaient cure, aucune des deux injonctions ne correspondait à leur cas. C’est le 13 mai 1940 que pour la première des trois fois, la gare du midi allait bouleverser leurs vies. Départ pour le sud de la France. L’objectif : mettre la plus grande distance possible entre l’armée nazie et eux, Juifs polonais ne connaissant que trop bien la violence de l’antisémitisme.
Après de longues journées de voyage dans un train de réfugiés belges, la famille Kichka arrive dans le village de Revel, non loin de Toulouse. Sur le quai, ils apprennent que le train qui les suivait a été bombardé. Pour Henri, c’est la première « chance » d’une longue liste qui s’étalera sur les cinq années suivantes. Avec l’aide du Comité Belge d’Aide aux Réfugiés, ils restent dans la région jusqu’en septembre 1940, date à laquelle, les armes à la main, des militaires français leur demandent de plier bagage pour une destination inconnue. Les familles belges s’entassent alors inconfortablement dans un train.
Arrivés à destination, c’est dans un décor lugubre que les voyageurs découvrent leur nouveau lieu d’accueil. Le camp est entouré de fils barbelés et entre les baraquements austères patrouillent des soldats pour le moins antipathiques. Ce lieu, c’est le camp de concentration d’Agde. Ils viennent de pénétrer définitivement dans un monde nouveau, un monde dans lequel Pétain renie ce qui fait la France et pactise avec le diable. Personne ne comprend ce qu’il se passe mais on n’a pas le temps de réfléchir. Rapidement, une sélection s’opère. Femmes et hommes sont séparés. D’un côté Henri et Joseph. De l’autre Hanna, Bertha et Nicha. La séparation est douloureuse. Dès les premiers instants, la vie dans le camp est dure et très tôt, les premières démangeaisons surviennent. La paille qui leur sert de matelas est infestée de poux. Les repas sont maigres et la faim tenaille. Dans cet enfer, de rares fulgurances permettent de garder le moral. À cause du manque d’hygiène, Henri développe rapidement une carie, ce qui lui permet de sortir du camp pour aller chez le dentiste. Sur conseil de son père, il profite de ce court moment de liberté pour rentrer dans une boulangerie et demander un pain qu’il ne pouvait, faute de moyens, payer. Comprenant la situation, la boulangère, qu’il retrouva par ailleurs 49 ans plus tard, lui en offrit un. En revenant vers son camp de concentration, premier d’une longue liste, il passe devant celui des femmes. Il a juste le temps de croiser le regard de sa mère, émue, et de lui jeter une partie du pain.
Après deux mois d’incarcération, fin novembre, les prisonniers masculins et féminins sont rassemblés sur la cour d’appel du camp. Après des semaines de séparation, les familles se retrouvent. Le soulagement est de courte durée. Très vite les détenus sont poussés à monter dans des trains. Une fois de plus, départ pour l’inconnu. Ils ne le savent pas encore mais pour ceux qui auront la chance de survivre, ce n’est que le début. Par un temps glacial, le convoi arrive dans un nouveau camp, celui de Rivesaltes. C’est une copie conforme du précédent : barbelés, cour d’appel, baraquements, matelas de paille, trop peu d’hygiène, pas assez de nourriture, pas de quoi se chauffer. Cette fois en revanche, les femmes et les hommes sont ensemble. Après quelques jours, l’humiliation atteint premier pic lorsque les femmes sont tondues. Les jours s’égrènent dans une lenteur à rendre fou les plus patients. Aucune autre distraction dans le camp que soi-même, sa faim, ses angoisses et la terrible vision de ses proches en proie aux mêmes tourments. Après deux mois et demi, un miracle se produit. Une tante ayant fui à Paris a graissé la patte du commandant et la famille peut sortir libre du camp de Rivesaltes. Après maintes péripéties, ils rejoignent un Bruxelles occupé. Ils sont à nouveau chez eux.
À Bruxelles, malgré les famines, les vexations quotidiennes et la peur, la vie reprend son cours. On essaye d’oublier le traumatisme. Au printemps 1942, l’étoile juive fait son apparition. Henri appréhende sa première journée d’école avec ce blason en forme d’étoile de David sur lequel est écrit brodé en lettres noires « JUIF ». Ses camarades et le corps professoral rendirent instantanément sa peur injustifiée par leur soutien et la compassion démontrés à son égard. Le soir, à sa grande surprise, la plupart des élèves et des enseignants portaient une étoile jaune en papier sur leurs vêtements. Une action hautement symbolique qui rappelle que si la haine ne s’arrête pas aux portes d’une école, c’est bien là qu’on lui cause les pires misères.
À mesure que le temps passe, la situation se dégrade. Des rumeurs de rafles à venir et de déportation se répandent. Elles s’avèreront cruellement vraies. Sentant la tension monter, un fidèle client liégeois de Joseph leur propose à lui et sa femme d’accueillir l’une des sœurs d’Henri, Nicha. Déchirés, ils acceptent mais la tentative se révèlera infructueuse. Nicha pleure trop et risque d’attirer l’attention des voisins. Personne ne s’en doute car on ne peut se l’imaginer mais ce retour scellera son destin.
Le 1er août 1942, Bertha reçoit une convocation écrite. Elle doit se présenter à la caserne de Dossin à Malines avec une valise contenant uniquement des biens de première nécessité. Le cœur gros, sa famille l’accompagne jusqu’au tram devant la mener à la gare du midi. Ils ne la reverront jamais. Trois jours plus tard, elle était dépouillée, déshabillée, rasée, humiliée et gazée avant d’être réduite en cendres par un four crématoire. Parce que juive, à un mois de son treizième anniversaire, Bertha est morte seule, en Pologne, loin de chez elle, loin de son père et de sa mère, loin de son frère et de sa sœur.
La vie familiale ne sera plus jamais la même. Comment pourrait-elle l’être ? Une vie bien fade reprend alors. Plus personne ne sort ni ne rentre dans l’appartement. Seul le bruit de la sonnette vient rompre un quotidien morose. Ce sont essentiellement des voisins qui viennent partager ou confirmer certaines rumeurs. Vraies ou fausses, elles pointent toutes vers la même fatalité. La catastrophe arrive, ce n’est plus qu’une question de temps.
La première grande rafle de Belgique eut lieu dans la nuit du 3 au 4 septembre 1942. Cette nuit-là, personne ne dort. On attend que le bruit des bottes vienne mettre un terme définitif à son monde déjà brisé par l’absence de nouvelles de Bertha. Tandis que les heures s’égrènent dans la nuit, ce qu’il reste de la famille tremble. Les valises sont déjà prêtes. On attend les premiers tintements du glas. Ce sont les premiers hurlements qui donnent le signal. Les Allemands sont dans la rue. Que pensent Hanna et Joseph à ce moment ? Eux qui ont travaillé leur vie durant pour bâtir un foyer. Comment peuvent-ils protéger leurs enfants quand, pris d’une macabre folie, c’est l’entièreté d’un continent qui s’embrase ? Que faire de plus quand nous avons déjà fui l’antisémitisme polonais et qu’il nous rattrape plus violemment que jamais ? Quand nous avons fui notre pays d’accueil pour chercher protection au pays des droits de l’homme et qu’il nous a enfermés dans un camp de concentration ?
À mesure que les cris se rapprochent, seul l’espoir vient troubler la violence de la peur. L’espoir d’être oubliés, de ne pas être sur leurs listes, l’espoir que ces enragés passent à côté de la porte sans frapper. Cela n’arrivera pas. La crosse d’une arme fait trembler la porte. Il n’y a plus de doutes, la mort est là. Joseph ouvre, la famille sort et rejoint dans la rue un sinistre cortège de Juifs. Aux bords des rues bruxelloises plongées dans l’obscurité, on peut deviner les cadavres de ceux qui ont choisi la mort par défenestration plutôt que la déportation. Tous se dirigent vers la gare du midi. Pour la troisième fois, après le départ pour la France et après la disparition de Bertha, elle bouleverse la vie d’Henri et de sa famille.
Les Juifs forcés au départ sont alors entassés par la soldatesque allemande dans des wagons à bestiaux. Au bout d’un trajet angoissant semblant interminable, le convoi s’immobilise. Sous les cris et les aboiements de chiens, des milliers d’êtres humains sont sommés de descendre des wagons. C’est vers un immense portail qu’on leur impose d’avancer. C’est celui de la caserne de Dossin à Malines. Une fois entrés dans les bâtiments, les estomacs noués par la peur, les prisonniers se demande pour la première fois ce que fait le reste du monde. Après sept longues journées d’emprisonnement dans la caserne, la pire des craintes se confirme. Ils doivent à nouveau monter dans un train vers l’inconnu. Enfin, pas tout à fait. Cette fois, on leur dit qu’ils partent pour l’Allemagne pour y travailler. Une fois bourré, le wagon est fermé de l’extérieur. Les conditions sont atroces. Les toilettes ne sont pas en nombre suffisant et les déportés vont devoir dormir assis. L’air quant à lui est irrespirable car on ne peut pas ouvrir les fenêtres. Les convois militaires étant prioritaires, le voyage est long, terriblement long.
Le train s’arrête dans la nuit du 13 septembre 1942. Dès l’immobilisation du convoi, les hurlements des nazis déchirent la nuit. « Les Juifs de 16 à 55 ans dehors ! ». Henri essaye en vain de se cacher sous les jambes de sa mère, de sa sœur et de sa tante présentes dans le wagon. Un soldat le voit et le tire par le col. Les coups pleuvent. En rejoignant son père déjà sorti, il pense entendre sa mère crier : « Joseph, Henri, ne nous abandonnez pas ». Mais ils n’ont pas le choix. Quelques heures plus tard, sa mère qui avait 42 ans, sa sœur de 9 ans et sa tante de 30 ans étaient dépouillées, déshabillées, rasées, humiliées et gazées avant d’être réduites en cendres par un four crématoire. À partir de maintenant, père et fils sont seuls au monde. C’est ensemble que dans quelques instants ils vont devenir les esclaves du régime nazi.
Après une marche dans la nuit prenant les allures d’un film d’horreur, Henri et Joseph franchissent le seuil du camp de Sakrau situé aux confins orientaux de l’Allemagne nazie (mais que Henri Kichka situe en Pologne). En plus des baraquements, des barbelés, des lits de paille et de la cour d’appel déjà bien connus du traumatisme français, ce camp nazi de Haute-Silésie est constitué de miradors équipés de mitrailleuses. Les Allemands avaient-ils donc peur à ce point de Juifs amaigris et désarmés ? A peine le temps de s’endormir sur leur paillasse pourrie que les soldats réveillent déjà les déportés. Il faut aller travailler mais avant, place à un rituel qu’Henri retrouvera dans chaque camp : un liquide tiède servant de petit-déjeuner et puis place au comptage et recomptage sur la cour d’appel. Ce comptage pouvait durer des heures. Par tous les temps, les prisonniers étaient tenus de rester immobile et d’en attendre la fin. Le chemin jusqu’au chantier est difficile. Les chaussures s’enfoncent dans la boue glacée et chaque pas demande un effort considérable. Les conditions de travail ne sont guère meilleures. Les désormais esclaves doivent dessoucher des arbres d’un sol boueux et gelé. L’objectif est de dégager une voie pour construire un chemin de fer vers l’Est. Sous les cris des Allemands, le rythme de travail est infernal. Chaque défaillance, chaque ralentissement, chaque pause pour reprendre son souffle est sévèrement puni par un déferlement de coups, quand ce n’est pas par la mort. À midi, on a droit à une demi-heure de pause et quelques gorgées de soupe avant de reprendre le labeur. Les journées sont harassantes. Douze heures de travail en moyenne, peu de nourriture, peu d’eau. Les corps sont transis par le froid et l’humidité. Les dos souffrent, les reins font mal. Au retour au camp, un peu de soupe où flottent quelques morceaux de pommes de terre dans un bol que les détenus tiennent avec peine à cause de l’épuisement et 250 grammes de pain immangeable en temps normal font office de pitance. Les nuits dans le camp sont agitées. Les cris des détenus battus dans la pénombre se superposent aux cauchemars. Les bâtiments ne sont pas chauffés et les vêtements humides ne sèchent jamais. Au contraire, ils mouillent la fine couverture, la seule à même d’aider à conserver quelques degrés. Henri est en enfer. Son père est démoralisé. La violence de la situation est indescriptible. Cet homme qui consacrait sa vie à travailler pour nourrir sa famille vient de perdre successivement sa femme et ses deux filles tandis que son fils de seize ans est réduit en esclavage à ses côtés. Désormais, il ne réveille plus Henri pour qu’il emmène ses deux sœurs à l’école. Désormais il le réveille pour vivre l’enfer.
Après trois semaines de chantier, l’ensemble du camp est convoqué sur la cour d’appel. Une sélection des travailleurs pour le prochain chantier va être opérée. Henri se tient à côté de son père. Comme pour toutes les sélections qui suivront, la peur les tenaille. Ils tiennent à éviter le cauchemar d’une séparation. Ils sont tous les deux pris, le soulagement est immense. Ils montent alors dans un nouveau train. Direction le prochain camp. Et pendant le voyage, le doute. Comme lors de chaque départ, la même réflexion leur vient à l’esprit. Nous savons ce que nous quittons, nous ne savons pas ce que nous allons avoir.
Après un trajet à nouveau interminable, Henri et son père arrivent, amaigris, dans un nouveau camp. Celui de Klein Mangersdorf. Ils retrouvent à nouveau les baraquements, les barbelés, les lits de paille, les miradors, la cour d’appel, cette soupe infecte et les 250 grammes de pain quotidien. La faim rend fou, le froid est constant, le chantier est épuisant. Il s’agit cette fois de remplir des wagonnettes de boue détrempée afin de dégager la zone pour construire une autoroute. Pour la première fois, Henri doit tenir son père par le bras. Après trois nouvelles semaines de coups, de harcèlement constant, de gel, de morts, d’exécutions, une nouvelle sélection s’opère. À nouveau la peur de la séparation tenaille les deux hommes. Chaque instant peut être le dernier ensemble. Henri ne pèse plus que 40 kg pour 1m75, ce qui lui permet cependant d’être considéré comme apte au travail. Il conseille à son père, affaibli, de bomber le torse pour être sélectionné à ses côtés. Cela fonctionne. Et c’est à nouveau la même rengaine qui débute pour eux. Peur, cris, entassement dans un wagon à bestiaux, doute, déshydratation, famine, voyage interminable.
Arrivés à destination le 21 octobre 1942, les déportés découvrent le camp de concentration de Tarnowitz. La surprise n’est pas grande. Baraquements, fils barbelés, lits de paille, miradors, cour d’appel, la soupe infecte et les 250 grammes de pain plantent un décor peu différent des autres camps. Le seul changement notable se trouve dans le fait que dans celui-ci ce sont des « kapos » qui font régner l’ordre. Il s’agit de détenus ayant reçu la responsabilité de la gestion des prisonniers sur les chantiers et à l’intérieur du camp. Les soldats Allemands refusant d’être en contact avec les détenus à cause du grand nombre de parasites et de maladies dont ils sont porteurs. À nouveau, la sinistre routine s’installe douloureusement. Réveil à 4h du matin, liquide tiède qualifié de café comme petit-déjeuner, comptage, recomptage, départ pour le travail. Ce nouveau chantier consiste en le placement de rails de chemin de fer. Les rails pesant jusqu’à deux fois plus que les corps fantomatiques ayant la tâche de les transporter, ils provoquent des douleurs à rendre fou. Une cadence insoutenable se joint à la souffrance. La moindre baisse de régime est punie violemment. À cela s’ajoutera très vite le froid. L’hiver 1942 est dur. Les températures descendent aisément au-dessous de -22° Celsius. Sur le chantier comme dans le camp, les gants sont interdits. Quand la peau ne reste pas douloureusement collée aux rails en fer gelés, les brûlures causées par le froid sont atroces. Les prisonniers n’ont aucun moyen de se réchauffer, jamais. Le froid est constant les membres gèlent littéralement. Henri et son père sont mal en point. Ils ne se raccrochent plus à leur propre vie. Ils se raccrochent à celle de l’autre. Si l’un meurt, l’autre meurt.
Après des semaines de travail, Henri est contraint de se rendre à l’infirmerie à cause d’une douleur lancinante au pied droit. Étant donné son jeune âge et ses chances de guérison, il est soigné. Cela ne coûtait pas grand-chose au régime nazi. Pour seuls remèdes, il se voyait appliquer une pommade noirâtre recouverte de papier hygiénique faisant office de pansement, papier hygiénique qui n’était pas mis à disposition dans les « toilettes » du camp (qui se résumaient à des trous alignés sur une grande plaque en bois surmontant une fosse). On se nettoie le plus souvent avec des morceaux de sacs de ciment volés sur le chantier ce qui avait pour atroce résultat le déchirement de la peau. Dans cette « infirmerie », les rations de nourritures sont diminuées de moitié. Après quatre jours de repos, Henri reçoit l’injonction de quitter l’infirmerie et de monter dans un train. Il n’a pas l’occasion de prévenir son père et pour la première fois, la guerre l’arrache de l’auteur de ses jours. On est fin mars 1943 et à sa grande surprise, il est conduit à Sint-Annaberg qui est un camp de convalescence. Face à l’entrée de sa nouvelle prison, Henri réalise les larmes aux yeux qu’il passera son 17e anniversaire loin de son père. L’avoir laissé seul ainsi le rend fou. Il craint qu’il ne mette fin à ses jours. Après trois semaines de convalescence, Henri doit partir. À son grand désarroi, il ne part pas vers Tarnowitz retrouver son père mais vers le camp de Shoppinitz pour un nouveau chantier.
Les conditions de vie à Shoppintz se révèlent légèrement meilleures que dans les autres camps. Hygiène dans les baraquements, quelques douches chaudes, un peu de savon et même trois cuillères de confiture quand le travail était satisfaisant. Hélas, ce relatif confort ne devait son existence qu’à la dureté du chantier. Celui-ci se trouvait dans la ville de Katowice au sud de la Pologne. Il s’agissait de déblayer un canal asséché en remplissant des brouettes de sable, pierres et boue. À nouveau, les journées sont harassantes. 11h30 de travail intensif sans le minimum vital d’eau et cela sous les vociférations des soldats allemands. Une poussière pestilentielle se dégage du chantier. Elle s’infiltre partout : sous les vêtements, dans le nez, les oreilles, la gorge et les poumons. Les prisonniers crachent des glaires noirâtres et craignent de bruler leurs poumons à force de respirer cet air nocif. Henri est désespéré et seul l’espoir de revoir son père l’encourage à survivre. Pour sa mère et ses sœurs, il s’est déjà fait une raison. Il sait qu’il ne les reverra pas. Au début du mois de mai 1943, une nouvelle sélection s’opère. Henri, 38 kilos à 17 ans est considéré comme apte au travail. Et c’est à nouveau cet éternel rituel qui s’enclenche. Cris, coups, wagons bondés, voyage interminable, doute, faim, soif, mort des compagnons.
Le 5 mai 1943, Henri arrive dans un gigantesque camp du nom de Blechhammer. Henri le découvrira rapidement, le chantier sur lequel s’affairent les détenus de ce camp est considérablement grand. Le lendemain de son arrivée, la même routine reprend, inlassablement. Réveil à 4h du matin, comptage, recomptage, insultes, coups, départ pour le chantier. Celui-ci fait 15 km carrés et plus de 50 000 personnes travaillent dessus. Il s’agit de construire une usine de production de caoutchouc destinée à fournir l’armée nazie. Henri est affecté à un travail de terrassement. Le rythme est à nouveau difficilement soutenable. Journées de douze heures avec une seule pause de 30 minutes à midi, harcèlement de la part des kapos et des nazis, pas assez de nourriture, pas assez d’eau. Après plusieurs jours, Henri apprend qu’il y a un baraquement de Belges dans le camp. Il s’y précipite et y rencontre un ami d’enfance qui lui indique que son père se trouve dans le complexe. Le cœur battant, Henri parcourt avec frénésie les différents blocs. Soudain, son regard s’arrête net. Il vient de voir le maigre visage de son père. Les larmes coulent. Ils s’enlacent. Leurs vies reprennent sens. Henri change de baraquement et après de longues semaines de manque, de doute et de peur, il dort enfin aux côtés de son père, vivant.
Les mois passent, l’été 1943 est torride. La poussière dégagée par le chantier exacerbe la déshydratation. Des quatre dimanches de repos par mois originels, on passe à deux. De plus en plus de travailleurs lâchent prise et s’ils sont envoyés officiellement vers des camps de convalescence. La vérité est tout autre évidemment. Ces travailleurs n’étant plus une main d’œuvre utile pour le Reich, ils sont envoyés vers les camps d’extermination avant de disparaitre à jamais dans les fours crématoires. Dans la noirceur du quotidien, la relation père-fils qu’entretiennent Henri et Joseph est salvatrice. Les conditions d’hygiène ne s’améliorent pas et les parasites sont plus nombreux que jamais. Pour se changer les idées, les prisonniers s’amusent à faire des concours de tuage de poux. Celui qui en écrase le plus gagne. De temps à autre, une sélection survient. Fortement affaibli, père et fils ont la chance de ne jamais être sélectionnés et de ce fait, de rester ensemble. Avec l’automne, un nouvel élément vient se déchainer sur les prisonniers du camp de travail : la pluie. La même insupportable routine se répète sans jamais finir mais avec une maudite pluie en plus. De l’appel à 4h30 du matin où il faut rester immobile aux 12 h de travail dans une boue trempée jusqu’aux marches quotidiennes pour rejoindre et quitter le chantier, tout se faisait sous eau. Nulle part où s’abriter, nulle part où se réchauffer et nulle part où sécher. C’est une véritable torture que représente la pluie pour les détenus. L’hiver arrivant ne va pas leur alléger les conditions de vie. Le deuxième hiver d’Henri dans les camps voit des températures allant jusqu’à -25 degrés. C’est par ce froid glacial qu’il faut effectuer l’harassante routine. Lever aux aurores, comptage et recomptage immobiles sur la cour d’appel, marche, 12 h de travail, marche, nuit dans des baraquements non-chauffés et infectés par autant de maladies que de parasites. Les extrémités des membres sont littéralement gelées et l’ouverture des caisses à outil reste parfois bloquée à cause du froid. Ils pensent alors avoir touché le fond mais ce n’est que le début.
Le 1er avril 1944, la SS accroit son contrôle sur le camp. Désormais, elle gère les détenus aux côtés des kapos. Les prisonniers sont sommés de faire la file devant des baraquements. On leur tatoue un numéro sur l’avant-bras gauche. Henri hérite du matricule 177789. Les vêtements portés depuis le 3 septembre 1942 sont remplacés par une tenue rayée en bleu et blanc. Les chaussures sont échangées contre des sandales en toile à semelle de bois rendant la marche particulièrement douloureuse. Une réelle crainte des SS, véritables détraqués, s’installe. La violence augmente. Les cadences de travail aussi. Les pendaisons publiques dans le camp deviennent monnaie courante. Les longues heures d’immobilité sur la cour d’appel empirent lorsque l’interdiction d’aller à ce qui sert de toilettes est imposée. Il faut alors se déféquer dessus. Un jour, sur le chantier, Henri laisse tomber un sac de ciment qui se déchire au sol. Vu par un SS, il s’attend à se faire pendre sur le champ. Au lieu de cela, chance extraordinaire, il reçoit une gifle d’une violence inouïe qui brise ses lunettes et lui laisse le visage douloureux durant plusieurs semaines. Étant myope, cela représente une catastrophe pour lui. Il ne survivra pas un seul jour sans rien voir. Il finit par en trouver une paire dans un stock de lunettes ayant appartenu aux déportés morts dans le camp. Malgré la faim, la maigreur, la violence et l’épuisement, la survie continue.
Le 6 juin 1944, une rumeur incroyable se répand parmi les travailleurs sur le chantier. Les alliés auraient débarqué sur le Vieux Continent. L’espoir revient. À cela s’ajoutera la libération de Bruxelles le 3 septembre 1944. On commence alors à rêver de libération, de retrouver sa vie d’avant. Joseph s’imagine déjà retourner dans son appartement saint-gillois avec femme et enfants pour reprendre sa vie au marché et y rencontrer ses amis. Il ne le sait pas encore mais il faudra attendre de longs mois et survivre à de terribles épreuves avant que les alliés n’arrivent en Pologne. Les mois passent et avec eux, les saisons. Les stigmates laissés sur les corps osseux d’Henri et de son pères s’accumulent. Après l’automne 1944 et ses pluies battantes, le troisième hiver Polonais survient. Cela fait environ un an et demi qu’Henri vit la meurtrière routine d’Auschwitz-Blechhammer avec son père s’affaiblissant de jour en jour.
Durant une journée de travail banale de cet hiver glaçant, des moteurs d’avions vinrent se mêler aux bruits de chantier. Mais étonnamment, ce ne sont pas des avions allemands. Il s’agit d’une escouade de bombardiers alliée venue attaquer le chantier. Les premières bombes sont larguées. Elles ne font pas la différence entre opprimés et oppresseur. Le pourraient-elles ? Alors que les SS se réfugient dans un bunker, les prisonniers s’abritent où ils peuvent. Henri se jette dans une fosse avec son père. Le bruit est assourdissant et l’explosion des bombes soulève littéralement la terre. Son père tremble contre lui. Une fois le pilonnage terminé et la fumée dissipée, un spectacle désolant s’offre aux survivants. Des centaines de corps déchiquetés jonchent le chantier. Un seul bonheur dans cette terrible infortune, le bunker des SS a été touché et leurs rangs sont également décimés. Henri et son père, indemnes tombent dans les bras l’un de l’autre. Les larmes coulent. Ils s’en sont à nouveau sortis, à deux. Cela durera plusieurs semaines. En tout, ils subiront plus de septante bombardements.
Alors que le front ouvert par les Russes se rapproche, les premiers symptômes de la gangrène se déclarent sur Joseph. Ses pieds sont sévèrement blessés depuis plusieurs mois à cause du gel. Il déprime. Henri s’épuise à le consoler. Le 21 janvier 1944, les SS rassemblent tout le monde sur la cour d’appel. Il faut partir pour fuir l’Armée Rouge. Joseph, souffrant le martyr, supplie Henri de le laisser sur place mais son fils le persuade de continuer à ses côtés arguant qu’il ne tiendrait pas sans son père. À la sortie du camp, dans la brume du matin, la vision est cauchemardesque. Des milliers de squelettes en habits blanc et bleu défilent lentement une couverture sur la tête. Ce sont des déportés d’autres camps contraints à la même marche qu’eux, celle de la mort. Reprenant les mots d’Henri, personne ne savait encore à cet instant que « cette date du 21 janvier 1945 marquerait le plus grand supplice jamais infligé à des gens innocents, le plus grand de toute l’histoire de l’humanité. »
La marche est terrible. Les semelles de bois dans la neige infligent une douleur insoutenable et de nombreuses entorses sont dénombrées. À -20°, le froid est mordant. Celui qui faiblit est immédiatement emmené sur le bord de la route et tué d’une balle dans la nuque. Tandis que des centaines de cadavres jonchent le bord des routes, Henri soutient difficilement son père par le bras. Après une marche interminable, c’est dans un hangar où l’on s’urine dessus à cause de l’interdiction de sortie que la première nuit se déroule. Le lendemain, réveil à 5h sans eau ni nourriture pour continuer à fuir l’avancée soviétique. Soudain, des déflagrations saisissent ces milliers de Juifs. Des soldats SS ont fait sauter un tas de déportés trop lents à coups de grenades. La journée est à nouveau terriblement longue et éprouvante. Le soir, toujours sans eau et nourriture, Henri descendu au-dessous des 40 kg et son père ne pesant guère mieux atteint d’une gangrène dorment à nouveau entassés dans un hangar où pour combattre la soif, on boit sa propre urine. Le lendemain matin, c’est un nouveau départ aux aurores. Henri a de plus en plus de mal à porter son père. De pair avec la violence, les exécutions sommaires augmentent. Cette épreuve atroce durera jusqu’au 2 février. Après 13 jours de souffrances à trainer leurs maigres carcasses dans le froid de l’hiver polonais sans eau ni nourriture, on fait savoir aux survivants de « la marche de la mort » qu’ils sont arrivés au camp de Gross-Rosen.
À Gross-Rosen, les rescapés resteront enfermés durant quatre jours dans un hangar sans nourriture, sans eau, sans couvertures. Après cette longue période d’agonie, une sélection a lieu. Henri conseille à son père mal en point de baisser légèrement son pantalon pour cacher sa gangrène au pied et ils sont sélectionnés tous les deux. Dans le train qu’Henri qualifie de train de la mort, l’état de son père se dégrade encore. Ses maigres tentatives de consolation et l’étreinte constante entre les deux hommes ne suffisent pas. Ses yeux s’emplissent de larmes qui gèlent instantanément. Henri réalise que la vie de son père touche à sa fin. Dans ce train où l’on se protège du froid et de la neige en se couvrant de cadavres, celui qu’il considère comme son dieu sombre dans l’inconscience.
Après quatre jours de voyage, les 700 survivants des 5500 âmes qui erraient à Aushwitz-Blechhammer arrivent dans le camp de Buchenwald. C’est là que les SS empêchent Joseph, mourant, d’aller plus loin. Henri lui promet qu’ils se reverront. Ce ne sera pas le cas. Après presque 37 mois d’enfer aux côtés de son père, Henri est seul. Définitivement seul. La vie au camp est morne. Pas de travail, peu de vivres. Les jours, les semaines, les mois défilent lentement jusqu’au 11 avril 1945. En s’époumonant, des détenus par centaines accourent alors vers l’arrière du camp où était situé Henri. Ils hurlent du reste de leurs forces : « Venez vite, le camp vient d’être libéré, les Américains sont là ! ». Les cris de joie se mêlent aux pleurs. Henri apprend que peu avant l’arrivée des Américains, les communistes avaient pris le contrôle de l’entrée du camp affaibli suite à la fuite du commandant et d’une majeure partie de ses troupes. Dans la joie de la libération, il ne put réprimer sa tristesse. Son père n’avait pas la chance de vivre ces événements à ses côtés. Mais à l’aube de ses 19 ans, c’est en homme libre qu’il rejoint cette foule en liesse pour franchir les portes de son 10e et dernier camp. Henri est au début d’une nouvelle vie.
A son retour à Bruxelles, Henri Kichka, désormais orphelin, doit soigner un début de tuberculose. Il mettra plusieurs années à se remettre physiquement du traumatisme concentrationnaire. Après avoir reconstruit sa vie, il commence à témoigner à partir des années 1990. Au total, il racontera son histoire 550 fois dont de nombreuses fois dans des écoles et il accompagnera à 44 reprises des jeunes visiter le camp d’Auschwitz. En 2005, il publie ses mémoires intitulées : « Une adolescence perdue dans la nuit des camps ». Ce samedi 25 avril, Henri Kichka nous a quittés à l’âge de 94 ans, six jours après avoir donné son ultime témoignage pour Radio Judaïca.