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Ruth Bader Ginsburg… ou pourquoi tout est politique

Dernière mise à jour : 22 juil. 2021


Une carte blanche d'Inès Saab, membre du comité de l'Union des Etudiants Juifs de Belgique.


Ruth Bader Ginsburg dite RBG, née Joan Ruth Bader et qui fut la deuxième femme à avoir été nommée à la Cour suprême des États-Unis, est décédée à l’âge de 87 ans des suites d’un cancer du pancréas le vendredi 18 septembre, premier jour de Roch Hachana (Nouvel An juif dans le calendrier hébraïque). Doyenne des neuf juges de la Cour suprême américaine, la plus haute institution juridictionnelle du pays, elle est devenue une véritable icône tout à la fois de la démocratie, du féminisme et de la pop culture américaine.


Le parcours et les combats de RBG, que nous allons retracer, révèlent et soulignent à quel point le slogan soixante-huitard « Tout est politique » se vérifie. Afin d’appuyer et expliciter ce propos et cette perspective, reprenons ici une citation féministe des mouvements belges de libération des femmes des années 1970 : «  Dans leur vie quotidienne, les femmes ont appris, péniblement, douloureusement, que la politique, ce n’est pas seulement l’article 107quater de la Constitution ou la nationalisation d’entreprises […], la politique, c’est notre vie de tous les jours. La politique, c’est quand des femmes meurent parce qu’elles ont été contraintes d’avorter dans la clandestinité. La politique, c’est de devoir faire la vaisselle quand la femme du patron dispose d’une femme de ménage ou d’un lave-vaisselle. La politique, c’est d’être incapable de faire face sans émotion à certaines situations. La politique, c’est avoir un salaire inférieur pour un travail équivalent. […] La politique détermine mes relations : celle avec vous, celle avec mon homme, celle avec mes amis, celle avec mes voisins. La féminisme m’a appris, nous a appris, que le personnel est politique »[1].

RBG : de Brooklyn à la Cour suprême des États-Unis


Née le 15 mars 1933 dans le quartier new-yorkais de Brooklyn de parents immigrants juifs d’origine russe, Joan Ruth se montre une élève brillante. Sa mère lui inculque des valeurs d’indépendance et décède d’un cancer lorsque Ruth est encore lycéenne. Elle effectue ses études à l’université de Cornell (Ithaca, État de New-York) où elle rencontre Martin Ginsburg, avec qui elle se marie en 1954, et sort major de sa promotion la même année.

En 1956, elle et son mari poursuivent leurs études à la Faculté de Droit de Harvard : elle est l’une des neuf femmes étudiantes de sa promotion pour 491 étudiants masculins. À la soirée d’intégration des jeunes filles, le doyen Grinswold demande à ces jeunes femmes «  pourquoi elles occupent une place à Harvard qui aurait pu aller à un homme »[2]. Durant son cursus à Harvard, une phrase, prononcée par le professeur Paul Freund, la marque : «  Si une cour n’est pas affectée par la météo du jour, elle le sera par le climat de l’ère ».

Durant leur cursus à Harvard, son mari Martin est atteint d’un cancer des testicules[3]. Afin qu’il soit diplômé, Ruth assiste aux cours de droit de son mari en plus des siens, en même temps qu’elle s’occupe de l’éducation de leur fille Jane. Elle réalise par la suite un doctorat à l’Université de Columbia.


Malgré un parcours universitaire brillant, elle essuie de nombreux refus lorsqu’elle cherche à travailler en cabinet d’avocat, et pour cause : elle est femme et mère, juive de surcroît. Elle se tourne alors vers l’enseignement et devient à 30 ans professeure de droit à l’Université de Rutgers, puis la première femme professeure de droit à l’Université de Columbia. Parallèlement, elle plaide six fois devant la Cour suprême, s’engage pour l’égalité salariale et le droit à l’avortement dans le cadre de l’Union américaine des libertés civiles, structure au sein de laquelle elle co-fonde la cellule «  Droits des femmes ».


Au cours de sa carrière, elle défend à la fois des femmes et des hommes victimes de discrimination : nous mentionnerons ici en guise d’exemple l’affaire Moritz (1972). A l’époque, la section 214 du code des impôts américain indique qu’un garde-malade doit être une femme. Il s’agit donc de discrimination sexuelle envers les hommes. Au sein de cette affaire, M. Charles Moritz est considéré comme fraudeur fiscal car il a indiqué la somme provenant de son activité de garde-malade dans ses revenus, ce qui lui aurait dû lui valoir un abattement fiscal. La déduction vaut pour toute femme mais pour l’homme seulement si sa femme est handicapée, décédée ou s’il est divorcé. Or, M. Moritz ne s’est jamais marié. La loi de l’abattement pour le garde-malade lui est donc refusée sous prétexte que le requérant est un homme célibataire. Ainsi, les auteurs de cette loi n’avaient pas prévu qu’un homme célibataire puisse s’occuper d’un de ses parents, tant cette tâche était à l’époque associée aux occupations féminines.


La stratégie de RBG dans cette affaire et dans celles pour lesquelles elle plaide par la suite s’appuie sur un levier précis : en effet, selon le 14ème amendement de la Constitution américaine, tous les citoyens sont égaux devant la loi. Dès lors, si une cour fédérale statue que cette loi fiscale est inconstitutionnelle, alors elle peut faire jurisprudence pour les autres affaires. Pour ce procès, Martin Ginsburg prend en charge l’aspect fiscal de la plaidoirie tandis que Ruth intervient sur l’égalité des sexes afin d’élargir l’abattement aux hommes célibataires face aux avocats représentant la commission des finances qui plaident pour le maintien de l’arrêt fiscal.


La Cour d’appel de Denver réforme à l’unanimité la décision de la Cour fiscale et conclut que Charles Moritz avait droit à l’abattement en tant que garde-malade. Moritz v. Commissioner of Internal Revenue (Commission des Finances) et Reed v. Reed sont les premières affaires fédérales où la discrimination fondée sur le genre est déclarée inconstitutionnelle. RBG gagne progressivement de nombreuses affaires marquantes devant la Cour suprême des Etats-Unis. Son mari, Martin Ginsburg, devient un éminent avocat fiscaliste puis professeur au Centre de Droit de l’Université de Georgetown. Il meurt d’un cancer en 2010, quelques jours après son 56ème anniversaire de mariage avec Ruth.


Le 14 juin 1993, RBG est nommée par Bill Clinton à la Cour suprême des USA. Elle est la deuxième femme à accéder à ce poste. Le Sénat confirme sa nomination : 96 votes pour, 3 contre. En 2013, elle devient une icône auprès des jeunes lorsqu’elle s’attaque de façon virulente à une décision de la Cour suprême qui fragilise le vote des minorités. Entre 2013 et 2015, elle célèbre de nombreux mariages de personnes du même sexe et milite pour la légalisation par la Cour suprême du mariage pour tous. Durant la campagne présidentielle de 2016, elle prend position de façon virulente contre Donald Trump.

Enfin, le fils de RBG et Martin Ginsburg, James, est producteur de musique classique et a fondé Cedille Records. Leur fille Jane a été diplômée en Droit de Harvard en 1980. Elle enseigne aujourd’hui le Droit à l’Université de Columbia. Dans la continuité de sa mère (Jane) et de sa grand-mère (Ruth), Clara Spera a embrassé elle aussi la profession d’avocate.

La mémoire de RBG entre deuil, tradition juive et lutte pour un nouvel art politique


« יהי זיכרו ברוך »

(phon. «  Yehi zichra baruch ») ou en français : «  que sa mémoire soit une bénédiction » est une phrase communément citée à la mort d’une personne de confession juive, bien qu’elle ne soit pas l’unique à être récitée dans le cadre d’un deuil. Depuis l’an dernier, en Israël, cette phrase est souvent prononcée ainsi modifiée : «  Yehi zichra mahapecha », «  que sa mémoire soit une révolution ». Cette nouvelle expression – qui a été reprise de nombreuses fois par des internautes pour faire part de leur peine au décès de RBG – est née au sein des mouvements féministes israéliens afin de commémorer la mémoire des victimes de violences conjugales. A ce sujet, la militante féministe Rachel Stomel écrit dans Kveller[4] : «  Dans le cadre des violences conjugales, les mots habituels sonnent incongrus et déplacés. Il n’y a rien de béni dans la façon dont ces vies nous ont été arrachées. Leur mémoire appelle à identifier et à affronter les conditions profondes qui ont mené à leur assassinat, à les déconstruire délibérément, puis à générer une justice active à la place »[5].


Rappelons par ailleurs que la culture de la mémoire est ce qui définit plus que tout la judéité et les traditions juives et qu’il nous appartient, à nous, les jeunes générations, de faire du militantisme un lieu de mémoire à part entière. La demande de justice et l’action sont constitutives de la conception juive de la mémoire et de ce que l’on nomme le « tikkoun olam » ou «  réparation du monde ». Le «  tikkoun olam», est un principe très cher à la pensée juive : il s’agit d’un concept qui s’appuie sur l’idée, fondée dans la kabbale organique, selon laquelle le monde est inachevé. Au sein de la Genèse, il est dit que Dieu a créé le monde puis s’est reposé le septième jour en pensant le monde accompli, parfait. Néanmoins, dans les livres des Prophètes (Nevi’im) et dans le reste de la pensée juive, le monde ne peut pas se satisfaire de ce qu’il est et doit, en cela, se transformer par l’action humaine et le renouvellement de cette action. C’est en cela que la tradition juive affirme que l’humain est le partenaire de Dieu dans l’accomplissement de la Création, aspect qui contribue à la dimension orthopraxique[6] de la religion juive et à ses capacités de plasticité avec «  la réalité sociale existante »[7]. La «  réparation du monde » se réalise et doit se réaliser dans une perspective intracommunautaire (aider sa propre communauté) mais pas uniquement : avec le mouvement de la Haskalah (mouvement intellectuel et social juif dans le sillage des Lumières), l’éthique juive s’est agencée en suivant la modernité politique. L’ambivalence entre l'émancipation politique d’une part et l’antisémitisme et le statut de minorité d’autre part devient une source d’engagement et d’inventivité où sont mobilisées des valeurs juives telles que l’égalité et la justice sociale. A ce sujet, RBG affirmait d’ailleurs : «  Mon héritage en tant que juive et mon métier de juge s’accordent de manière symétrique. La demande de justice traverse toute l’histoire et la tradition juives. Je suis fière de mon héritage et j’en tire ma force, comme le prouvent certains symboles dans mon appartement : une grande mezouza[8] en argent sur mon montant de porte, cadeau de l’école pour filles Shulamith de Brooklyn ; sur trois murs, les commandements du Deutéronome stylisés par des artistes : «  Zedek, zedek, tirdof »- «  Justice, justice, tu poursuivras ». Ces mots rappellent constamment ce que les juges doivent faire pour se réaliser »[9].


La mort de RBG et sa mémoire doivent plus que tout alimenter la lutte. Depuis son décès, une bataille politique se dessine pour fixer le remplacement de son siège à la Cour suprême des États-Unis. Un des derniers souhaits de RBG était de ne pas être remplacée avant « qu’un nouveau président soit investi »[10]. Sans surprise, Trump est allé à l’encontre de son souhait en nommant ce samedi 26 septembre 2020 une nouvelle juge. A quelques semaines des élections, son décès a inquièté les Démocrates : en effet, Trump a nommé la juge conservatrice Amy Coney Barett, ouvertement opposée au droit à l’avortement, pour occuper le siège de Ruth Bader Ginsburg. Comme le Sénat, à majorité républicaine, a confirmé la nomination de cette nouvelle juge, la Cour est maintenant composée de 6 juges conservateurs pour 3 progressistes. Cela permettra peut-être à la Cour de revenir sur certains droits (avortement, droits des personnes LGBTQIA+, réforme de santé, immigration, environnement) qui étaient protégés jusqu’ici.


Plus que jamais, dans un contexte sanitaire, économique et social où les inégalités, parmi lesquelles les inégalités et polémiques autour du genre, s’exacerbent toujours plus, nous devons nous demander ce que nous voulons devenir, comment nous voulons vivre. Il est urgent de saisir cette crise, situation historique sans précédent, pour remettre en cause nos modes de vie, de pensée et de production et la répartition des richesses et de dessiner les contours d’un nouvel avenir par des stratégies ouvrant vers un nouvel art politique. Bien trop souvent, rappelons-le, les femmes sont les premières victimes des crises politiques et socio-économiques[11] : le mouvement d’émancipation des femmes est un des mouvements sociaux qui a connu le plus d’avancées au XXe siècle et qui a probablement eu le plus d’impact au sein de la modernité. Ne laissons pas cette crise revenir sur plus de cent ans d’acquis sociaux et juridiques qui ont tant d’incidence sur la vie des populations et plus particulièrement des minorités de genre (et des minorités au sens large).


Nombreux·ses sont celles et ceux qui proclament qu’il nous faut être les héritier·e·s de l’œuvre de RBG : l’on hérite de ce qui nous est dû mais aussi de ce qu’on ne possède pas encore. Or son œuvre nous est là, accessible depuis bien longtemps. Il s’agit de lui donner une pleine et entière signification non pas en en héritant, mais en la portant. Ce que je cherche à vous dire par là est ceci : ne soyons pas que des héritier·e·s, soyons également des fondateur·ice·s.


Rappelons-nous de RBG, et rappelons-nous que tout est politique.

[1]Citation issue de l’exposition « Libérer les femmes, changer le monde », Musée BELvue, Bruxelles, 2020. [2]PARIS Gilles, « Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême des Etats-Unis, est morte à l’âge de 87 ans », Le Monde, publié le 19 septembre 2020, mis à jour le 19 septembre 2020 : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2020/09/19/ruth-bader-ginsburg-juge-a-la-cour-supreme-des-etats-unis-est-morte-a-l-age-de-87-ans_6052805_3382.html. [3]GREENSPAN Rachel E., « ‘The only person I have loved’, Inside Ruth Bader Ginsburg’s History-Shaping Marriage Of Equals », Time, publié le 19 septembre 2020  : https://time.com/5488428/ruth-bader-ginsburg-marriage-equals/. [4]BURACK Emily, « Why Jews Say ‘May her memory be a blessing/revolution’ when someone has died », Alma, publié le 21 septembre 2020 : https://www.heyalma.com/why-jews-say-may-her-memory-be-a-blessing-revolution-when-someone-has-died/. [5]Traduction personnelle à partir de la phrase originale suivante : « In the context of domestic violence, the customary words ring incongruous and out of place. There is nothing blessed about the way these lives were ripped away from us. Their memories calls for identifying and confronting the deep-seated conditions that gave rise to their murders, deliberately dismantling them, and then generating active justice in their stead ». [6]Par « orthopraxie », comprendre l’importance accordée à la pratique, à l’action au sein du judaïsme. Le judaïsme est orthopraxique en ce qu’il repose sur un système relationnel à partir de 613 commandements dont leur force est venue de la transcendance (il s’agit d’une orthopraxie sous-tendue par une orthodoxie, « ortho doxa » : croyance droite). A l’opposé, le christianisme est bien plus marqué par une forme de verticalité : la foi est au fondement même du christianisme. [7](dir.) WIGODER Geoffrey, Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Editions du Cerf, 1993. [8]La mezouza (litt. en hébreu « montant de porte ») est un étui, fixé aux montants droits des portes, comportant un parchemin, sur lequel sont tirés du Deutéronome, les premiers paragraphes du shémaqui commencent par la célèbre phrase « Ecoute O Israël, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un ». [9]Traduction personnelle à partir de la phrase originale suivante : « My heritage as a Jew and my occupation as a judge fit together symmetrically. The demand for justice runs through the entirety of Jewish history and Jewish tradition. I take pride in and draw strength from my heritage, as signs in my chambers attest: a large silver mezuzah on my door post, gift from the Shulamith School for Girls in Brooklyn; on three walls, in artists’ renditions of Hebrew letters, the command from Deuteronomy: “Zedek, zedek, tirdof” – “Justice, justice shall you pursue.” Those words are ever-present reminders of what judges must do that they “may thrive.” », « Ruth Bader Ginsburg: “The Demand for Justice Runs through Jewish History and Tradition” », Museum of Jewish Heritage, publié le 21 septembre 2020 : https://mjhnyc.org/ruth-bader-ginsburg-the-demand-for-justice-runs-through-judaism/. [10]HELAOUA Yena, « États-Unis : la juge de la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg est morte, bataille politique en vue », France 24,publié le 19 septembre 2020 : https://www.france24.com/fr/20200919-%C3%A9tats-unis-la-juge-de-la-cour-supr%C3%AAme-ruth-bader-ginsburg-est-d%C3%A9c%C3%A9d%C3%A9e. [11]A ce sujet, Simone de Beauvoir affirmait : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ».

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